Remise en contexte : il s'agissait de ma dernière soirée en Arménie, même chose pour Andy. Le lendemain, je partais pour l'Iran en passant au bord de la frontière avec l'Azerbaïdjan, laquelle était un champ de bataille. J'étais pas vraiment rassurée, et vraiment pas convaincue de réussir à entrer en Iran. Si l'univers m'envoyait des signes depuis trois semaines pour ne pas y aller, je ne savais décidément pas l'écouter.
Pendant que nos deux américains bossaient à distance (horaires US bien sûr), on se préparait à aller souper quelque part avec Maud. En attendant que ma française préférée franchisse le petit kilomètre qui la séparait de moi, je me mis à discuter avec deux nouveau arrivants à l'auberge ; Sean (un américain, encore) et Giulia (une italienne, si c'était pas obvious). Maud ayant décidément une ponctualité de française, on a le temps de faire connaissance et je leur propose donc de nous accompagner manger. J'avais trouvé un resto supposément pas cher et bon sur tripadvisor, mais quand on s'est retrouvés devant, il n'existait évidemment pas, comme 99% des trucs sur google maps en Arménie. Sean propose alors un endroit, on le suit. C'est un fast-food arménien, yallah, on a faim.
On dévore notre repas comme si on avait pas mangé depuis huit ans (j'ai pas du tout tendance à exagérer, non.) et on attend Henry, un ami arménien de Giulia qu'elle a rencontré en auberge à Tbilisi. Plus tard nous rejoignent Andy et Sadjjan, après qu'ils ont fini de bosser. On se rend compte que Sean est le sosie d'Emmanuel Macron ; je m'en remets toujours pas.
Cette joyeuse équipe s'en va alors au "Hemingway", un bar recommandé par Henry (l'Arménien). Bières, moscow mules et "story tiiiiiiimes" sont nos principales activités. Henry nous apprend qu'il est invité à un mariage le surlendemain. Je suis trop frustrée de partir le lendemain matin, car il nous propose de l'accompagner ! Sadjjan ne peut pas car il prend le bus pour Tabriz (lui aussi ! C'est de là qu'il est originaire), mais Maud et Giulia l'accompagneront.
Vers minuit, Andy s'en va à l’aéroport direction Israël, tandis que le reste d'entre nous profite encore de la nightlife arménienne. On continue nos "story time" un moment, surtout parce que Giulia nous fait pleurer de rire et on rentre finalement après des aurevoirs déchirants avec Maud - ma bestie française, non sans avoir pris une photo polaroid avec Giulia. En rentrant, je discute avec Henry-l'arménien, on parle de la guerre, de ses potes au front, du fait que ça dure, des cesser-le-feu qui n'en sont pas...La population a Erevan est atterrée de la nouvelle des bombardements. Les soldats sont de plus en plus présents dans la ville.
Le lendemain matin, dernier café dans la capitale et direction le bus après avoir laissé un joli petit bordel à l'hostel (dont des câbles cassés, un t-shirt et le cadeau du type de l'Rbnb). En sortant de l'hostel et en disant au-revoir à Sam (?) l'Indien, un iranien assis à côté est tout étonné d'apprendre que je pars pour l'Iran et m'"accompagne" (il me suit plutôt) prendre mon bus. Il essaie de m'aider comme il peut et c'est très choux, mais j'aurais franchement apprécié être seule. Finalement, non sans avoir appelé la compagnie de bus en farsi pour me donner la couleur du bus que je devais prendre (si, si, je vous jure), il me serre la main et me souhaite bon voyage. Merci monsieur de m'avoir tenu la jambe de si bon coeur.
Devant le bus, tout le monde parle farsi. Je n'entendrai plus d'arménien désormais, il faudra s'habituer (facile, j'ai toujours pas réussi à apprendre un mot). Le chauffeur du bus, apprenant que je suis suisse ("Man suissri am") me sert un thé et m'apprends quelques mots de farsi. A., un jeune gars, vient me poser pleins de questions et voilà que commence un petit interrogatoire entre A. et le chauffeur de bus. Ils sont tous les deux super choux et je sens que la vibe iranienne va me plaire. Quand je demande au chauffeur si la route est sûre, il semble très surpris de la question et m'assure que c'est évidemment le cas.
Le bus est le plus confortable que j'aie eu de tout ce voyage. C'est bientôt parti pour 18h de trajet. Aucune femme n'est voilée et les chauffeurs fument à l'intérieur.
Finalement, le bus part. Je suis tout émotive. Il y a le fait de quitter Erevan et toute cette joyeuse équipe après tant de temps, la joie de partir et la tristesse de partir à la fois. Il y a cette ambiance pesante de guerre, d'anxiété quant au trajet proche de la frontière. Il y a l'appréhension de l'Iran, malgré tout. Il y a aussi le fait de se retrouver vraiment seule après autant de temps entourée. Il y a la beauté des paysages qui m'entoure. Il y a la douleur de voir tous ces camions remplis de militaires nous dépasser, de voir ces camions du CICR, de voir des lance-roquettes se faire transporter, de voir que l'anormalité de la guerre est devenue normale dans ce pays car personne ne réagit plus que cela - l'habitude. Un cocktail molotov d'émotions.
Près de la frontière avec l'enclave Azerbaïdjanaise, des soldats sont couchés au bord de route, arme en joue, prêts à tirer en direction de "l'ennemi", c'est-à-dire à travers la route utilisée par les civils - nous. Frissons dans le dos. Ensuite, c'est la fumée des bombes qui attire l'oeil, de loin. Les iraniens dans le bus semblent ne rien voir.
La route pour Djermouk est fermée et gardée par des militaires. La ville a été bombardée deux jours avant. Plus loin, on croise une file de militaires russes (casques bleus) partant dans la mauvaise direction (c'est-à-dire se barrant du pays). Le décors est planté.
On croise une voiture aux plaque bleues des nations unies. Les ambulances sont fréquentes, feux bleus allumés.
Vers 16h, on s'arrête au milieu de nulle part pour une pause nourriture. Mon pote A. me dit que j'ai le temps de manger si je veux. C'est un restaurant iranien, bien que l'on soit encore en Arménie. Je demande s'ils ont des sandwichs, c'est non. Elle me propose rien d'autre et la carte est en farsi, j'abandonne - j'ai pas si faim que ça. A. arrive ensuite, il me demande si je veux de l'eau, je lui réponds que je n'ai besoin de rien, que j'ai des choses avec moi pour manger et boire (des cookies et de l'eau, comme d'hab - la survie ça me connait). Il se commande un truc. On s'assoit et la serveuse arrive avec deux kebabs... Il m'a évidemment commandé un kebab et refuse que je paye malgré mon insistance - "we will not talk about it anymore" qu'il me dit.
On finit de manger et il est temps de reprendre le bus. A. me tend une bière, supposément la dernière avant un mois. Je suis très étonnée de cette offre mais ne peut refuser. En fait, il y a beaucoup de monde dans le bus qui profite de boire leurs dernières bières légalement. Je mentionne la fumée des combats au loin à A. qui me dit qu'il n'a rien vu et que je ferais mieux de dormir. La fameuse méthode de l'Autruche, c'est noté.
Notre trajet se poursuit, on se rapproche de la zone la plus chaude, proche du Haut-Karabakh. Des militaires nous arrêtent près de Goris - ville bombardée deux jours avant. On nous laisse repartir ensuite et le trajet devient moins tendu, même si avec le brouillard s'épaississant de minute en minute et la nuit tombant ça donnait une certaine ambiance de film d'horreur - ou l'impression de se retrouver au milieu d'un champ de guerre, mais c'est pareil.
On quitte la zone qui me faisait flipper. Un gros col est à passer, le bus réussit d'une manière ou d'une autre - c'est un miracle - à passer chaque contour serrés, dans les graviers et la poussière.
Le brouillard est intense, on ne voit rien du tout à part 1m de chaque côté qui permet de définir où est le bord de route. ça ne semble pas freiner notre chauffeur, tandis que d'autres voitures se sont arrêtées - comme toute personne un minimum censée le ferait. On fait du 30km/h soit, mais il est obligé de regarder google maps pour deviner la forme des contours...
La nuit est tombée. Bientôt, on laissera derrière les panneaux de recrutement militaire, l'architecture tristement soviétique des petites villes du pays, la guerre.
Manque de pot, la batterie du bus lâche à quelques kilomètres de la frontière. Les chauffeurs tentent de la réparer. Le temps file. Pause toilette : les sens en prennent un coup, certains vomissent pour moins que ça.
Comme nous réparateurs en herbe ne semblent pas trouver de solution, mes camarades de bus commencent à sortir des bouteilles en plastique de coca ou de thé froid...mais avec une drôle de couleur. "Qui veut un shot ?" Là, je suis sidérée. Tous ces iraniens seraient-ils en train de boire de l'alcool ? Du cognac et du vin rouge. Certains sont bien moins habitués aux douceurs de l'éthanol. Une des femmes est clairement bourrée après son shot, quant à son mari, il s'encouble dans un chien errant et tombe la tête la première dans les graviers. Rien de bien méchant, un nez éraflé et son honneur entamé.
Finalement, nos chauffeurs réussissent à faire redémarrer le bus. L'Iran est une nation de bricoleurs. Nous atteignons bientôt la frontière, non sans danser et chanter dans le bus. On doit sortir du bus pour que ce dernier puisse être fouillé de fond en comble. On prend toutes nos affaires et nous dirigeons vers un premier poste. Apparemment, c'est la Russie qui s'occupe de ce poste frontière. Le douanier me demande mon passeport. Il ne comprend pas de quel pays il s'agit. Quand je lui explique que c'est de Suisse que je viens, il n'arrive pas à s'empêcher de rire - cassant soudainement cet air très sérieux qu'il tenait. On peut continuer plus loin. Ensuite, le vrai poste de frontière de l'Arménie. Les gars prennent une dernière bière ce qui ne plait pas trop aux douaniers.
A mon tour. je tends mon passeport. Trois fois je dois faire la procédure de photo, car il ne comprend manifestement pas quel pays est inscrit sur mon passeport. Trois fois il le passe dans sa machine, trois fois il le retourne dans tous les sens essayant désespérément de comprendre d'où je viens. Finalement, il appose le tampon de sortie. Traversée du pont séparant l'Arménie de l'Iran. Photo de groupe avec les iraniens qui m'ont pris sous leur aile. Une ligne blanche au sol : il est temps de se couvrir les cheveux. Les gars finissent leurs bouteilles de vin. C'est une soirée extraordinaire - au sens littéral du terme - pour eux. Ils se sentent libres ici. On me dit "I want to tattoo my back with something like "I don't need to fuck because the government fucks me everyday"". On me dit de faire attention, de ne pas faire confiance à n'importe qui.
Ils détestent leurs gouvernement.
Premier poste de frontière de l'Iran. Check rapide de mon passeport et de mon visa ; on peut continuer. Dernier poste frontière, après une seconde d'hésitation, le douanier tamponne mon visa. Bienvenue en Iran.
Mes nouveaux amis (je crois qu'il me faut garder l'anonymat les concernant) m'aident à échanger des dollars en Riads. J'ai une telle pile d'argent dans les mains... En Iran, le taux de change n'est pas celui que l'on peut voir sur les taux officiels internationaux, mais un taux contenu artificiellement par le gouvernement, bien différent de l'autre.
En attendant que le bus arrive, les gars se mettent à chanter, l'autre backpacker à jouer de la guitare. Ambiance incroyable.
Le bus arrive finalement. Il est trois heures du matin. Je m'endors jusqu'à 6h30 du matin, alors que le bus arrive en périphérie de Tabriz. Je suis la seule à ne pas aller jusqu'à Téhéran. Tout le monde dort, je dirai au revoir à mes incroyables nouveaux amis par message, ne voulant bien sûr pas les réveiller.
Après la galère de faire comprendre l'adresse de mon auberge à mon chauffeur de taxi(et malgré l'aide du chauffeur de bus et de trois autres taxis) qui ne parle que Turc (turc-Azerii, comme tous les gens de Tabriz alors que le gouvernement persiste à n'adopter comme langue officielle que le farsi), celui-ci m'ammène à mon auberge, il est 7h du matin.
"Kosh omadi be Iran azizam"
Bienvenue en Iran ma chère
Khosh Omadi Be Iran Azizam...
Très intense tout ça, le passeport suisse pas reconnu c'est quelque chose aussi :0
Kosh omadi be Iran azizam !
Tellement extraordinaire! Mais tellement!