À toutes les femmes emprisonnées par des tissus et des idées.
Mon arrivée à Téhéran restera longtemps gravée dans ma mémoire. Dans le taxi, je reçois un message vocal de mon papa qui me supplie de ne pas aller à Téhéran car il a reçu des nouvelles de la capitale et ce qui s’y passe dégénère de jours en jours, d’heures en heures.
Je suis à une heure de route de ma destination, sur l’autoroute. J’ai le temps de répondre à ce message, puis soudain, plus de réseau. Internet coupé. Le soir tombe, mon anxiété se réveille.
Que vais-je trouver à Téhéran?
Je partage mon taxi avec un couple jusqu’à la station de bus, à l’entrée de la ville. Je dois changer de taxi et me retrouve seule avec mon nouveau chauffeur qui ne parle que Farsi. Nous passons devant le monument symbolique de la ville, rien à signaler. Puis vient le centre-ville, bruyant. Mon chauffeur ne parle pas anglais mais je comprends ce qu’il me dit. Il parle de Masha Amini, il parle du gouvernement, il parle de la peur des gens, des coups de feu, il me parle du régime. Je ne comprends évidemment pas les mots qu’il mets dessus, mais je sais ce qu’il dit, je le sens.
Nous passons à côté d’une poubelle renversée sur la route à laquelle les manifestants ont mis le feu. Des groupes de personnes chantent des slogans, ça hurle, ça crie. Ça court. Il y a des bouchons. C’est le bordel complet. Des gens s’enfuient soudainement, à cause du gaz lacrymogène lancé par la police. Nous en recevons dans le taxi. Le chauffeur et moi pleurons artificiellement, on ne voit plus rien et lui conduit. J’ai peur. Je me sens vraiment en danger pour la première fois de ce voyage - pas cette peur d’avoir peur, mais la peur, la vraie. Je suis toutefois protégée par la carrosserie du taxi.
J’entends des coups de feu. Je vois des militaires et des policiers partout. Sur des motos, une file de flics, matraques à la main, souvent une arme dans l’autre. Je vois la peur dans les yeux des gens, je vois des foules courir. J’entends des Klaxons. Des choses brûlent sur la route. La route en feu. Des barrières métalliques jonchent sur le béton, cassées. Je ne suis qu’en bordure des manifestations et c’est déjà trop intense pour moi.
J’ai le cœur qui bat trop vite. Je serre mes mains les unes dans les autres, je ne me rends pas même compte que je les serre trop fort. Je sens une tension gigantesque dans la capitale. Je sens cette rage. Je sens cette haine. Je sens ce courage. Je sens cette envie de liberté. Je vois un groupe de garçons allumer des fumigènes et des pétards. Téhéran en sang.
Qu’est-ce que je fous là ? Je suis toujours assise en voiture, je ne comprends pas le décalage entre ce que les gens de Tabriz m’ont dit sur la situation de la ville et ce que j’ai sous les yeux. C’est une putain de révolution.
Mon taxi arrive finalement à mon auberge, il me fait comprendre de ne jamais marcher dans la ville, de toujours me déplacer en taxi, je lui promets. J’entre dans l’auberge en retenant mon souffle lors des quelques mètres qui me séparent de la voiture. Je n’arrive pas à mesurer la hauteur du danger, et ça me fait d’autant plus peur.
À l’auberge, c’est une ambiance à mille lieues de ce que je sentais dans la rue. Ici, ça rigole, ça chill, ça prend son thé pendant que d’autres, dehors, se font matraquer.
Je n’ai qu’une nuit de réservée. Je promets à mes proches que je partirai le lendemain de la ville. Je ne tiendrai pas cette promesse et m’en excuse.
À l’auberge, je discute avec d’autres touristes qui sont dans leurs bulle. Une nana française en m’écoutant raconter mon arrivée me fait comprendre que je suis une flippée de la vie et que la ville est safe. Elle n’a bien sûr pas vu les manifestation. Elle profite de l’Iran comme on profiterait du club med. Je ne suis pas prête d’oublier son rire moqueur.
À l’auberge, je suis soulagée d’apprendre qu’ils ont un wifi radio qui n’est donc pas touché par les coupures d’internet du gouvernement. Je peux donc rassurer mes proches, je suis en vie. Quel privilège de pouvoir le dire ; je suis en vie.
Je me mets au lit, les larmes aux yeux. Ma petite vie de suissesse naïve et favorisée ne m’a pas préparée à la violence dont j’ai été témoin aujourd’hui. Réaliser ce que signifie se battre pour sa liberté, c’est une claque.
La claque est encore plus forte quand le lendemain je discute avec d’autres touristes pour qui cette situation n’est peut-être pas normale certes, mais acceptable. Acceptable dans le sens où dans leurs pays, ces voyageurs ont vécu la même chose ou le vivent encore. Des brésiliens, biélorusses, chinois, afghans…
C’est là que je réalise dams quelle bulle l’Europe vit et se cache.
C’est si douloureux de réaliser que ma liberté est une chose à ce point rare sur la planète. Je la chéris certes, mais je ne la chéris pas suffisamment. Pourquoi le monde entier doit-il se battre pour l’avoir, tandis que nous naissons avec ? Qui suis-je pour mériter pareil traitement de faveur ? Le courage des iraniennes et iraniens a bien plus de mérite. J’ai presque honte de ma chance, de mes privilèges. J’ai honte d’être touriste ici alors que d’autres meurent pour faire changer le pays.
Je revois des visages connus : Tobi le suisse-allemand et Rogger le brésilien. Ça fait du bien de discuter avec eux. Tobi a les mêmes réflexions que moi. Nous sommes deux à être dépassés par les événements, perdus. Lui a un rêve : monter le Mont Damavand (5609m), la plus haute montagne du moyen-orient et le plus haut volcan d’Asie. Il part cinq jours en montagne dans trois jours. Je me décide à le joindre ; rien n’aura jamais été plus safe que le sommet du Mt. Damavand.
Je prolonge donc mon séjour à Téhéran : chose impensable 12h auparavant.
Tout le monde m’assure qu’en journée, nous pouvons marcher en sécurité dans la rue. Le soir par contre, mieux vaut ne pas sortir. J’ai l’impression d’être la flippée de service ici… ou de vivre dans une autre réalité. Seuls Rogger et Tobi comprennent, ils se sont retrouvés sans faire exprès dans une manifestation, ont entendus les balles passer près d’eux. Des iraniens sont à l’auberge aussi ; soit ils y travaillent soit ils sont là pour le travail. Avec eux, je discute politique. J’ai des frissons à chaque fois. Ils me parlent avec une telle légèreté de choses si graves. Quand je leur demande s’ils pensent que ça va changer les choses on me répond : « they have guns, what do we have ? ». Ces conversations me détruisent comme elles m’enseignent.
J’apprends du courage de ces iraniens de l’auberge qui vont aux manifestations. L’un d’eux m’avouera plus tard qu’il était en colère contre les touristes de l’auberge, que cette ambiance décontractée amenée par les touristes était une façade qui le rendait dingue lorsqu’il rentrait des manifestations, sachant que ses amis s’étaient faits tirés dessus, que d’autres avaient perdus la vie.
J’avais peur de sortir de l’auberge. Je n’en avais pas vraiment envie. Pour un jus au coin de la rue d’accord, pour un kebab à côté aussi. Plus loin.. pas trop.
J’étais constamment tendue. Essoufflée de ces conversations sur notre sécurité, sur le régime. Fatiguée de ces conversations qui finissent en débat pour savoir si telle ou telle action était safe.
Hint : si tu dois débattre pour prouver qu’une ville est safe, c’est qu’elle ne l’est pas.
Internet était désormais coupé de 16h à minuit et quand internet était disponible, WhatsApp et Instagram, l’app store (et toutes les applications qui l’étaient déjà d’ordinaires) étaient censurés, inaccessibles sinon avec un VPN. Pour avoir un VPN, il faut avoir accès à l’app store. Autant dire qu’il était quasi impossible d’avoir accès aux moyens de communications - sauf les mails et téléphones - sans avoir téléchargé un VPN en dehors du pays. J’étais donc une chanceuse parmi les chanceux : j’avais un VPN et il était assez puissant pour me permettre d’accéder à WhatsApp, j’avais un wifi radio. Une fois encore, j’étais une privilégiée. Même les téléphones avec cartes SIM iranienne qui étaient à l’étranger (en Suisse, aux USA…) avaient leur accès à WhatsApp et Instagram coupé. C’est dire la puissance de la censure. Internet, c’est le pouvoir suprême moderne.
Les touristes s’en allaient gentiment de Téhéran, l’auberge se vidait, quand même.
J’avais mal au cœur de voir la réponse si violente de la police, de discuter avec mes amis iraniens du bus, de les savoir participer aux manifestations et d’espérer qu’ils me répondent le lendemain.
J’étais fatiguée de devoir me renseigner pour savoir si je pouvais sortir de l’auberge.
J’étais aussi très émue de voir le courage époustouflant de la jeunesse iranienne. Ce vent d’espoir venait jusqu’à moi et j’ai eu envie dans la rue d’enlever mon foulard en guise de protestation, pour me joindre à ce magnifique mouvement, pour ne plus me sentir inutile, pour ne plus pleurer de rage et de désespoir, pour avancer. Je me sentais portée par le mouvement.
Mais je ne l’ai pas fait.
Parce que je suis une putain de privilégiée européenne qui n’est pas prête de perdre sa liberté. Car je n’ai jamais eu à me battre pour l’avoir, ma liberté. Car je n’ai pas ce courage colossal et poignant. Car j’avais peur.
Deux semaines plus tard, de penser au courage et à la force des manifestants me met toujours autant les larmes au yeux et me donne la chair de poule ; je n’ai jamais ressenti pareille force de la part d’un peuple. Je comprends aujourd’hui ce que veut dire courage et liberté.
Je n’ai aujourd’hui pas de nouvelles de mon ami A. qui a pris part aux manifestations.
S., quant a lui s’est fait arrêter à Téhéran et risque de ne plus pouvoir sortir de la capitale alors qu’il allait pouvoir quitter le pays pour continuer ses études à l’étranger. N’oublions pas.
Les frontières sont les barreaux de l’Iran. Pays de contrastes, l’Iran schizophrène ; une nation assoiffée de liberté et un gouvernement se nourrissant des larmes et du sang de son peuple.
Femme, vie, liberté.
Je me joins aux iraniennes et aux iraniens qui se battent pour le changement, pour une vie libre.
Je me joins à elles à ma manière d’occidentale apeurée.
Je me joins à elles par les mots. Je me joins à elles par le cœur. Je me joins à elles dans mes discours.
Je n’arriverai jamais à exprimer par mes mots le respect que j’ai pour elles.
Nous brûlerons ces foulards tant qu’ils seront imposés.
Souvenons-nous des mots par lesquels Lucie Azema concluait son premier livre : « La liberté ne se demande pas poliment, elle se prend » (dans : Les femmes aussi sont du voyage).
les mots manquent après un tel récit...
En communion avec ces femmes et le peuple iranien