Nous partons en taxi en direction d’Isfahan et faisons un petit détour par le village traditionnel d’Abyaneh. Nous nous baladons dans les jolies rues rosées mais ne croisons pas beaucoup d’autochtones. Ce village est-il seulement encore habité ?
Nous repartons ensuite pour Isfahan, non sans s’être fait offert un thé du coffre de la voiture de notre chauffeuse de taxi.
Et nous voilà arrivés à la moitié du monde (Esfahān nesf-e-jahān ast) ; Isfahan. Cette ville fut un temps la capitale de l’empire Séfévide, elle n’a rien perdu de sa splendeur.
Nous rencontrons un groupe d’iraniens-azerii. L’un d’eux respire la joie de vivre, il joue de la guitare, chante, parle toutes les langues ; il n’y a pas une chose qu’il ne sait pas faire. Sa femme est une excellente cuisinière et elle nous offre le repas du soir.
De kebabs en kebabs et de mosquées en mosquées, le manque de la Suisse se fait un peu sentir. Notre petite équipe helvétique décide alors de cuisiner des röstis pour tout l’hostel. Nous achetons 9,2 kilos de patates. Le fromage suisse n’a rien à envier au fromage iranien qui a un goût de plastique. Qu’importe, le résultat final est franchement pas mal, et les iraniens - bien que tout à fait sceptiques en nous voyant cuisiner - ont fortement apprécié. Seule une moitié d’assiette restait à la fin du repas.
Notre nouveau pote Azerii nous sort tout à coup une bouteille d’eau en plastique. Il a un grand sourire sur les lèvres. Ce n’est bien sûr pas de l’eau. Son eau de vie est vraiment degueu et je ne me ressers pas.
Une soirée, je discute avec un type à ma table, la soixantaine. Il vient du Koweït. Il se donne un air mystérieux en parlant de son boulot. Il me dit qu’il est là pour racheter des millions et des millions pour les amener à Londres et ensuite à Zürich pour les échanger contre de l’or. Il s’arrête souvent au milieu de ses phrases “oh, I can’t tell you this”, “I should not tell you that”… je m’en fous complètement et vois très bien le jeu auquel il essaie de jouer. Je le laisse me raconter ses conneries, me montrer des photos sur son téléphone de hangars remplis de palettes d’argent. Il me dit qu’il est en contact avec quelqu’un haut placé dans l’armée ici, qu’il attend depuis six ans de faire cette transaction.
Soudain, il change de sujet et me dit qu’il ne comprend pas pourquoi les manifestants sortent dans la rue, qu’ils sont libres, que les femmes n’ont pas à se plaindre. Oubliant tout des précautions à prendre sur ce sujet, je ne peux m’empêcher de mettre toute mon énergie à lui expliquer que l’Iran est une prison pour femmes et qu’elles sont souvent forcées à se marier. Elles ne sont pas libres. Il me répond que j’ai tort, que lui sait mieux puisqu’il a vécu six ans en Iran. Je m’interdis de lui répondre qu’apparemment en un mois j’ai mieux cerné le pays que lui en six ans. À notre table, une iranienne bois écoute. En l’entendant, elle se met dans tout ses états, les larmes aux yeux et visiblement très fâchée, elle lui répond qu’il ne sait rien de la condition des femmes, que j’ai raison, qu’elle même a du quitter la maison familiale parce que son père voulait la forcer à marier un homme, qu’elle est partie de la maison et que pendant huit ans elle n’a pas parlé avec son père.
Il s’en va finalement, laissant l’iranienne dans sa rage et ses larmes. Marchant sur des œufs, je lui demande si elle reparle à sa famille. Elle m’explique qu’elle a maintenant quarante ans, mais que la relation est toujours compliquée. Elle me raconte sa vie, c’est difficile de saisir tout ce qu’elle dit a cause de son anglais relativement pauvre. Elle me dit qu’en quittant la maison elle m’avait rien pour vivre. En allant chez le médecin celui-ci lui a proposé une sorte de marché (c’est ce que j’ai compris) ; celui-ci lui aurait donc offert le gîte en échange d’elle. Quelle horreur. Elle me dit qu’elle ne veut plus avoir affaires aux hommes, qu’ils sont mauvais, que c’est difficile de ne pas avoir de relations, mais que c’est mieux comme ça. Elle vend des bijoux d’auberges en auberges. Je pleure avec elle quand elle me raconte sa douloureuse vie.
Je lui demande si elle pense que les manifestations changeront quelque chose. La même réponse encore “they have guns, we don’t”.
Je n’ai jamais vu des yeux qui reflétaient autant de douleur. Je pouvais sentir qu’elle avait vécu des expériences terribles, son regard était dur, sombre, ses traits étaient tirés. Elle avait l’air fatiguée de la vie.
Après cette discussion qui m’a complètement abattue, elle m’a remerciée en m’expliquant que c’était la première fois qu’elle parlait de ça à une étrangère et que c’était la première fois qu’elle en parlait à quelqu’un d’autre que sa meilleure amie. Elle me dit qu’elle a vu dans mes yeux que je la comprenais, que ça lui a fait un bien fou. J’ai toujours envie de pleurer avec elle lorsqu’elle me dit ça.
Elle veut me montrer les bijoux qu’elle confectionne. Je n’ai plus beaucoup de cash pour la fin de l’Iran et ne peux me permettre de lui en acheter un, j’en suis désolée. Elle me l’offre alors. Elle me dit que c’est pour me souvenir d’elle. Je lui dis que je l’emporterai en dehors de l’Iran, en souvenir de toute les iraniennes et d’elle. Elle est très émue, moi aussi. Je lui demande de me laisser un mot dans mon carnet de voyage. Elle m’y laisse une citation en farsi de Rumi, un poète persan : "closeness of hearts is more important than closeness of language".
Le lendemain, je lui offre l’un de mes manteaux, sachant que je quitte l’Iran bientôt. Je pars ensuite visiter la ville une dernière fois. Je croise de nombreux marchands de tapis. Ils parlent souvent quelques mots de français, connaissent “rurirashli” en suisse-allemand, et m’offrent du thé.
Je rejoins les suisse-allemands qui veulent acheter un instrument de musique (tu sais le saaz dont je te parlais ?). On part donc à la recherche d’un magasin (ce que l’on a déjà fait la veille, sans grand succès). On abandonne après avoir vu les prix exorbitants et allons au cinéma (en farsi sans sous-titres !) pour découvrir la vie locale. Le filme commence avec de l’action mais perd vite de son entrain, et Google traduction n’est pas très efficace pour nous aider à comprendre ce qui s’y passe.
En sortant, on se trouve un bar à shisha et nous posons la un moment avant de tenter un dernier endroit pour trouver a Lukas son saaz. Succès cette fois ! Et il y a même un piano auquel je peux jouer en attendant ; quel bonheur !
En rentrant, je découvre avec stupeur qu’on m’a volé trois de mes chargeurs pendant que je visitais la ville. Rien d’autre n’a été pris et l’une des autres filles s’est aussi fait voler l’un de ses chargeurs. La suspecte numéro un est une iranienne qui n’a fait qu’avoir des problèmes avec l’auberge…mais on ne le vérifiera jamais. Je dois donc compter sur mes derniers billets en cash pour trouver de nouveaux chargeurs et vivre une semaine et demi en Iran… et à cause des sanctions, je suis presque certaine de ne pas trouver de chargeur pour am caméra ici.
C’est ma dernière soirée à Isfahan, je partirai seule le lendemain pour Yazd. Les suisse allemands my rejoindront le jour d’après. Je passe donc ma dernière soirée ici, l’équipe d’Azerii me remontent le moral. D’autres touristes nous rejoignent et on passe une soirée à chanter en russe, italien, azerii, farsi… toutes les langues y passent. La guitare et le tambour nous accompagnent. Quelle merveilleuse soirée !
Le lendemain, c’est le grand départ. Je prends le taxi pour rejoindre la station de bus, il ne veut pas le faire payer et après trois tentatives à lui donner de l’argent, j’abandonne, comprenant que ce n’est pas du taroof. À la station de bus, je croise un espagnol que je reconnais de l’auberge. Il me tient la jambe tout le trajet.
Après un bien long trajet en bus, j’arrive à Yazd, toujours accompagnée de l’espagnol. Il compte sur moi pour lui trouver son auberge. J’ai pas envie de jouer à sa mère, surtout qu’il doit bien avoir 35 ans. Il me suit à mon auberge et je lui explique qu’il n’a qu’à suivre une certaine direction pour trouver le sien. Je ne fais pas beaucoup plus d’efforts que ça, je suis trop fatiguée.
J’arrive donc tard dans mon hôtel (oui, oui, j’ai bien dit hôtel et chambre privée) qui me coûte 5.- la nuit. Le type de la réception “24/24” n’est pas là. Un client malade - et d’une blancheur à faire peur - l’appelle au téléphone. Le manager arrive finalement et m’ouvre ma chambre. Il me donne une chambre à 4 lits pour se faire pardonner. C’est bien gentil, mais ça change pas grand chose à mon confort…
Je me mets au lit, entend un bruit bizarre et réalise qu’il s’agit d’une souris fouillant dans la poubelle. Bien que petite, ça me plaît pas trop de dormir avec elle (ok, j’avoue je flippais un peu) et j’annonce donc au manager la présence de cette petite intruse. Il se confond en excuse et le donne une autre chambre. Parfait.
Le lendemain, en faisant le checkout, il m’explique qu’il a reçu pleins de commentaires négatifs sur son hôtel. Il m’offre gratuitement mon séjour et me demande d’y laisser un commentaire. J’accepte avec plaisir. (Oui, j’ai omis la souris dans celui-ci, le manager m’avait fait trop pitié).
Je pars retrouver Rogger le brésilien qui est à Yazd depuis une semaine. Limonade sur un toit de la ville et shisha - bien qu’interdites à Yazd - sont au programme. C’est trop chouette de se retrouver et on passe une incroyable soirée rythmées par des chansons brésiliennes accompagnés de thé.
Comments