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Photo du rédacteurLouise Perriard

Stand by à Téhéran ou comment découvrir la dictature

Dernière mise à jour : 17 oct. 2022

J’étais donc à l’auberge à Téhéran, j’attendais que trois jours passent pour commencer le trek au Mt. Damavand. Ce n’était pas vraiment la bonne période pour passer trois jours à Téhéran, c’était même vraiment pas le bon moment.


J’étais heureusement avec Rogger et Tobi que j’avais retrouvé ici. Les trois, on se partageait nos angoisses, essayions de relativiser et puis on profitait aussi des jus de fruits au coin de la rue. Le soir on ne sortait pas. Eux disaient que c’était safe la journée, j’ai décidé de les croire et de tenter. Tobi m’a proposé de le rejoindre pour une visite de la ville avec un type trop sympa qu’il avait rencontré dans la rue et qui lui a proposé, comme ça. (Tu sens la combine ?). Rogger travaillait.


J’ai donc rejoint Tobi en Taxi (car on m’avait fait promettre de ne me déplacer qu’en taxi ici, à cause des manifestations), non sans peine car mon chauffeur avait mal compris la destination. Ah, les joies des problèmes de communication.


J’ai finalement rejoint Tobi, Andy (un indonésien qui n’avait pas grand chose en commun avec nous mais aimait bien s’incruster) et Bahram - le fameux guide. Rogger nous rejoindrait plus tard.


Bahram voulait d’abord nous montrer le meilleur café de la ville. Les rues de Téhéran étaient bien vivantes et la tension ne se ressentait pas trop. Ça m’allait bien.


Après notre café, notre guide semblait faire une fixette sur un point de vue en dehors de la ville, à atteindre en taxi. Il voulait absolument nous y emmener pour le coucher du soleil et il nous pressait pour s’en aller. Pourquoi pas. Andy nous quitta, je ne sais plus vraiment pourquoi, mais la raison n’a aucun impact sur l’anecdote à suivre, passons donc.


Après un trajet de taxi bien long, nous sommes arrivés près du point de vue. Nous nous sommes assis en attendant rogger qui nous rejoignait en métro. Entendez bien, en MÉTRO.


Si on recontextualise, Rogger prenait donc le métro à la tombée de la nuit, à Téhéran. Vous suivez ? C’est pas là l’anecdote, mais faut que vous compreniez que la tension constante rendait ce simple acte, un acte disons.. osé.


Bahram stressait, il s’impatientait, il commençait à critiquer Rogger - qu’il ne connaissait pas - a cause de son retard. Tobi et moi ne comprenions pas d’où venait son aigreur. Avec Tobi, on s’en foutait d’attendre. On buvait une bière sans alcool et le simple fait d’être en dehors de l’auberge était suffisamment “divertissant” pour ne pas que l’on s’ennuie. Il faisait nuit mais nous étions en dehors de la ville, nous ne risquions rien.


Rogger est finalement arrivé. Il ne s’attendait pas à ce qu’on l’attende. Que de confusion. Bahram était frustré parce qu’on avait loupé le couché du soleil. On s’en foutait toujours. Il commençait à me saouler ce type qui sortait de nulle part et qui décidait de ce qu’on faisait. Rogger recevait des piques de Bahram a cause de son retard et s’est vite vexé - à raison, entre nous.


Bahram accélérait la cadence. Je suis du genre à marcher vite, mais là c’était déraisonnable ; on aurait dépassé un scooter si la voie n’était pas piétonne.


Un peu fatiguée, je suis partie en fou rire en voyant notre “shady guide” et Tobi en Nordwalking. Derrière moi, Rogger traînait des pieds. Moi, j’essayais de comprendre pourquoi on marchait si vite - impossible de rattraper le soleil, il était déjà couché.




Finalement, Bahram a craché le morceau ; il voulait nous emmener dans un restaurant apparement fabuleux. N’en pouvant plus et parlant pour tout le monde, je lui signale qu’on a pas besoin d’aller manger là-bas, qu’on veut prendre notre temps et que d’ailleurs, on est fatigués. Des regards de soulagements m’ont été envoyés par Tobi et Rogger.


Après des discussions dans nos langues secrètes - le français entre Rogger et moi, et l’allemand avec Tobi -, on s’est mis d’accord pour rentrer à l’auberge et se débrouiller là-bas pour manger, on voulait surtout se débarrasser de Bahram (certes très cultivé, mais qui franchement était à la limite de l’impolitesse parfois).


Bahram demande finalement à Tobi 10 euros pour la visite. Tout s’éclaire alors. Outrée qu’il nous demande de l’argent alors qu’il a proposé ses services sans nous avertir qu’il s’agissait de guide professionnel et sans clarifier la situation, je ne veux pas lui faire cette fleur, Rogger non plus. Ce n’est pas une question d’argent, mais de principe. Ce n’est pas des manières.


Tobi -en tant que bon suisse-allemand - lui tend l’argent demandé. Je trouve totalement injustifié et simplement injuste. Mais comme ce n’est pas à Tobi de supporter cette créance, je cotise aussi - en tant que bonne suisse-romande.


Dans le taxi, Tobi demande à Bahram s’il connaît un restaurant pas cher vers notre auberge. Celui-ci se braque (mais pas Vasarely) et répond, avec une insupportable amertume, qu’il nous a déjà proposé un restaurant et que l’on a refusé, donc il ne nous donnera pas d’autre adresse. Pas un parangon de vertu ce Bahram.


Après que notre taxi a évité de justesse un accident de voiture, il nous dépose à notre auberge d’où nous commanderons notre repas. Quelle soirée…


Le soir, les discussions sur les manifestations reprennent après cette brève parenthèse touristique. La situation empire niveau sécurité. La police est décidée à réprimer les manifestations, qu’importe la violence nécessaire à ce but.


Je discute avec des iraniens. Ils n’ont pas vraiment d’espoir malgré les manifestations. Quand je leur demande pourquoi, la même réponse revient et me frappe au cœur à chaque fois et d’une même violence : “they have guns, we don’t”. La force de cette phrase, sa signification, le désespoir qui en ressort… ça me fait si mal de l’entendre chaque fois. On me le dit pourtant toujours sur un ton relativement léger ; l’habitude des choses dont on ne devrait jamais prendre l’habitude, l’habitude de la dictature, l’habitude de la peur. Je n’ai pas l’habitude. Je souhaiterais que personne ne l’ait.


D’un autre côté, les touristes “de l’ouest” ne s’alarment pas trop. Certains sont presque à fiers d’avoir été trop proche d’une manifestation et des balles - ça me dégoûte.


Des iraniens m’annoncent qu’ils vont aux manifestations, ça m’impressionne et m’attriste à la fois. Je ne vis pas dans le même monde qu’eux. J’ai de la chance, ils n’en ont pas. Mais du courage, ça ils en ont. A table, l’un d’eux tente d’expliquer à un chinois ce qui se passe dans la rue. Il me pointe du doigt en montrant mes cheveux dénudés (pas besoin de hijab dans l’hostel) : “if she goes out like this, they could kill her”. Entendu.


Le lendemain, Rogger, Tobi et moi allons manger au restaurant ensemble à midi, nous dégustons de délicieux kebabs puis des glaces au safran - délice persan.


Cette ambivalence est épuisante, nous surfons entre douceurs sucrées et sons de balles tirées.


Moi, j’aime pas trop me promener ici. Je me sens pas particulièrement en sécurité (mais pas en danger non plus), et j’ai surtout envie d’être au calme, dans la bulle de l’auberge. Je suis en contact avec les guides de montagnes pour le Damavand et organise l’excursion (location de matériel etc.). Rogger et Tobi veulent aller voir une colline au nord de la ville, je les laisse y filer.


Pendant que je passe une soirée dans l’agréable sécurité de l’auberge, j’écoute les iraniens me raconter ce qui se passe dans la rue, comment les gens se font tirer dessus, comment ils sont prêts à mourir.


Pendant ce temps, Tobi et Rogger se retrouvent à ne pas pouvoir commander de taxi la où ils sont (car internet est bien sûr coupé). Ces derniers marchent donc jusqu’à un arrêt de bus et se retrouvent nez à nez avec une manifestation. Ils m’ont relaté les faits, je transmets avec en tête toujours, leurs regards choqués, et leurs yeux apeurés. En rentrant à l’auberge, ils me racontent que la police tire un liquide inflammable auquel elle met feu et que les policiers lancent ce dernier sur la foule ; un lance-flammes pour disperser les manifestants. La police tire à balles réelles en l’air et sur les gens. J’ai des frissons.


Ce soir là, je commence gentiment à réaliser l’ampleur des manifestations. Internet est coupé dans le pays. Moi j’y ai encore accès et avec VPN je peux me connecter aux réseaux sociaux bannis. J’y vois des vidéos des rues de Téhéran. La police matraque les passants, qu’ils aient été actifs ou non. La police tire sur les gens. Il y a du sang. C’est la révolution.


Moi je ne sais pas ce que je fous là. J’attends cette excursion en montagne (quoi de plus safe que le sommet d’une montagne à 5609m d’altitude ?). Après.. je veux partir, quitter le pays, respirer.


Je suis mal à l’aise d’être touriste ici. C’est tellement inapproprié de visiter une ville quand sa population se bat dans le sang pour sa liberté.


Avec Rogger et Tobi, on décide de passer l’avant-dernier jour à l’auberge, histoire d’être en sécurité. On ne sort que pour notre jus de fruit quotidien, sinon on se commande à manger. Le surlendemain, Rogger ira dans le sud et Tobi et moi (ainsi que Stephan, un allemand rencontré à l’auberge le soir) irons en montagne cinq jours.


On discute avec les iraniens de l’auberge. On nous explique les différentes polices (Basij, Sepaj..) et lesquelles sont à craindre ; c’est un autre monde. Un gars sort son saaz, cet instrument bombé rond qui fait un doux son aux airs d’orient. Il nous enchante et l’émotion est là, à l’écouter ici alors que l’on sait ce qui se passe dans les rues - la nuit étant tombée.



Je rencontre aussi un journaliste de France 2. Il nous dit qu’il est le seul journaliste sur place, qu’il a un visa touriste et est donc là sous “couverture”. Il cherche des témoignages pour un documentaire, je lui donne un contact. France 2 cherche aussi à avoir des témoignages pour le journal de 20h et me demande si je veux bien témoigner. Au même moment, je revois un message de Philéas Authier qui me demande des contacts pour les mêmes raisons, et à défaut, mon témoignage. Je donne mes contacts et accepte finalement de témoigner pour France 2 après m’être assurée que ça serait fait anonymement. Je donne aussi mes vidéos des manifestations filmées depuis mon taxi en arrivant à Téhéran. Un journaliste français m’appelle de Paris. Il ne gardera pas mon témoignage qui date déjà de trois jours auparavant, mais c’est une expérience bizarre d’être de ce côté de la chaîne d’informations.


Mon pote A. du bus me demande si je vais bien (ce qui ici signifie “est-ce que tu est encore en vie ?”). Il m’apprend que je dois effacer tous les messages antigouvernement ou politiques, toutes les vidéos des manifestations, tout. Que ça soit en anglais, en français ou en latin, ça ne change rien. Il faut tout effacer. Ils sont prêts à tout pour t’arrêter, me dit-il.


Le soir même, deux touristes de l’auberge rentrent et annoncent s’être fait fouiller dans le quartier par la police ; il leur a fallu montrer leurs vidéos et photos sur leurs téléphones.


Je commence la chasse aux messages envoyés, aux photos. Je deviens parano - ou pas - ; est-il dangereux de suivre des comptes anti gouvernement s’il ne faut pas poster des photos des manifestations sur les réseaux ? À quel point faut-il effacer les messages politiques ? Le simple fait d’avoir un VPN installé sur son téléphone est-il dangereux ? Et d’avoir des sources d’informations étrangères sur son téléphone (le Temps, RTS…) ?


Le questionnement va loin. Il ne s’arrêtera pas une seule fois durant mon séjour d’un mois en Iran. Je ne sais pas ce qui me met en danger ; c’est aussi le principe de la dictature me direz-vous. Je le découvre.


Pour notre dernier jour à l’auberge, le vendredi, c’est le week-end et tout est fermé : ça tombe bien, on comptait pas vraiment sortir. Rogger a terminé l’un de ses livres et me supplie de le lire. Il l’a promis à une amie mais j’ai 24h pour le lire avant qu’il ne l’emporte avec lui. Le titre : “Les femmes aussi sont du voyage - l’émancipation par le départ”, de Lucie Azema. A la première ligne, je suis déjà sous le charme et touchée. Je dévore ce chef-d’œuvre de la littérature. Chaque phrase résonne en moi, tout est si vrai, si bien dit. Je ferme le bouquin les larmes aux yeux. J’ai l’impression - aussi bateau que ça puisse sonner - ma vie de femme émancipée peut désormais vraiment commencer. Je suis bouleversée. C’est une libération.


Je n’aurai jamais été aussi féministe qu’après la lecture de ce livre - et ce n’est pas prêt de s’arrêter. J’avais expérimenté le patriotisme exacerbé à l’étranger, je découvrais le féminisme décuplé à l’étranger.



Le lendemain, il serait temps de partir de Téhéran. Ça me rassurait.

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